« Combien démolissez vous ? » Revue Construire N°57
CONTRIBUTION A FAIRE CESSER LES DEMOLITIONS INUTILES, MENAGER AU LIEU DE RENOUVELER
Au sous-sol d’un hôtel de ville de la banlieue nord de Paris, une étrange question tombe :
« Combien démolissez vous ? »
Nous venions d’énoncer clairement notre diagnostic et les évolutions d’un quartier d’environ 500 logements nés il y a 50 ans. Structures saines, spatialités riches, vues imprenables, les logements eux-mêmes n’ayant rien à envier à du neuf pour peu qu’une rénovation qualitative soit engagée. Le quartier peut se densifier pour apporter de la mixité en travaillant sur un juste dimensionnement des ouvrages. Il profitera très prochainement de nouvelles aménités de transport public le reliant au reste de la métropole. L’espace public gagnerait à être soigné, renaturé, par exemple à partir d’un travail sur le chemin de l’eau de pluie. Bref travailler à enrichir ce riche et cher substrat.
Comment passe-t-on si étrangement de l’évocation des besoins et plaisirs futurs des habitants, d’une préfiguration enviable à ce qu’il faut comptablement démolir/détruire ?
Pourtant aucun péril, aucune vétusté (1), pas de désenclavement à effectuer qui nécessiterait la démolition d’édifice. Alors quoi démolir !? Pourquoi démolir ? Aucune réponse précise de la collectivité locale de l’autre côté de la table. Seul l’évocation d’un nombre suffisamment conséquent de démolition de logements pour qu’il déclenche la possibilité d’aides financières. Surgit brutalement dans la réunion un préalable tacite, le « renouvellement » urbain est dépendant de l’aide financière de l’ANRU.
Fin de la réunion. Malaise, dégoût. Sentiment d’incompréhension de cette injonction à démolir qu’il nous incomberait de réaliser. Sentiment de devoir malgré nous participer à une œuvre de destruction massive. A été envisagée la destruction de presque 200 lieux d’habitations. Si les locataires savaient avec quelle légèreté la disparition de leurs chez eux est discutée, sans eux dans les sous-sols de la mairie ? Sentiment affligeant de les trahir. Comprendre la cause d’une manière si inconséquente, brutale de produire le futur de la ville, devient alors impératif. Éviter la perte de repère et de sens de sa propre pratique. Ne pas laisser s’ébranler l’éthique, la probité.
La recherche n’est pas très longue, revenir aux fondements. La modification du règlement général de l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine de 2015 a inscrit dans son PRÉAMBULE l’injonction à démolir :
« Pour permettre le changement de l’image et de l’attractivité du QPV concerné il est nécessaire de mettre en œuvre une restructuration urbaine globale. Dans ce cadre, il s’agira d’articuler un projet global liant et hiérarchisant :
– la démolition d’immeubles incluse dans des opérations d’aménagement d’ensemble, libérant et réorganisant l’offre foncière ;
– le développement d’une offre immobilière nouvelle ;
– la restructuration
– réhabilitation du patrimoine visant à élargir la gamme de produits et à adapter les typologies tout en favorisant les performances énergétiques
– l’aménagement des espaces publics ;
– l’amélioration du cadre de vie, particulièrement en matière d’offre de services à la population et d’équipements publics de proximité.»
Dans cette liste est donc inscrit comme premier acte celui de la démolition pour créer de l’offre foncière. Sans démolition, pas de subvention pour le financement des espaces et équipements publics. C’est donc une injonction délétère. Avec cette hiérarchie des règles, les maires sont privés d’un réel pouvoir de décision. Pire, certains y voient l’opportunité de renouveler la population.
Mécaniquement, cette injonction injuste constitue un acte brutal. Et sa mise en œuvre place les lieux et les habitants dans des temps anxiogènes entre les décisions et les démolitions effectives.
Ici, nous l’affirmons, aucune démolition d’édifice n’est nécessaire.
Il faudrait juste réparer, BEAUCOUP, ce qui est figé depuis les premières démolitions de l’ANRU et laissé à l’abandon dans l’expectative de ce Nouveau Projet de Renouvellement Urbain. 50 ans le bâtiment est amorti, occasion de le restructurer pour lui faire acquérir les prérogatives du futur.
Chacun sait aujourd’hui que l’urgence est à rénover thermiquement pour réduire notre impact sur le réchauffement. Détruire pour faire du neuf, c’est perdre l’acquis des ressources déjà exploitées. Exploitation qui a contribué au réchauffement climatique. C’est aussi exploiter de nouvelles ressources, créer des déchets pour une grande part non recyclables. C’est donc entretenir un cercle vicieux de gâchis et par conséquent, aggraver la situation.
Les règles de l’ANRU, notamment l’inscription de la nécessité de démolir dans leur préambule, sont dangereuses à plusieurs titres.
Au titre des personnes qui ont inscrit leurs histoires dans ces quartiers susceptibles de disparaître sans raisons. Les déménagements non souhaités ont un coût social.
Au titre de l’économie, une démolition puis reconstruction coûte 2,5 fois plus qu’une rénovation sérieuse permettant d’obtenir un confort supérieur à celui de la production de logement neuf d’aujourd’hui.
Au titre encore de la perte engendrée de logements sociaux, alors même que nous vivons une crise du logement.
Au titre enfin de la production jusqu’à 9 fois supérieure de gaz à effet de serre, et de l’accentuation de la pression sur les ressources des démolitions et reconstructions.
Nous n’avons plus les moyens, la « démolition d’immeubles » comme préambule de l’action de l’ANRU est contre-historique et funeste.
Dans une agence nationale sise dans un immeuble flambant neuf, tout de verre compris ses brise-soleils, se négocie l’avenir de foyers qu’on exclut du droit de cité.
Essentiellement, c’est à partir des forces en présence et du recueil des attentes, besoins et envies que devrait se construire l’avenir des lieux, partir de là. Une écoute des habitants de ce quartier nous a permis de comprendre qu’une multitude d’énergies attendaient un accompagnement.
Un préalable, remplacer les mots d’un autre temps pour mieux entendre et faire : Ménager au lieu de Renouveler, Accompagner au lieu de brutaliser. Alors peut-être, les violences dites « urbaines » s’atténueront.
Laetitia LESAGE et Francis LANDRON, architectes, Paris, Gare du Nord, le 3 mars 2024
Pendant la rédaction savoir qu’en un an doublement du nombre de demandes de mise à l’abri non satisfaites alors que des réunions ont lieu pour envisager des démolitions de logements… Effroi de savoir de surcroit que 82 enfants de moins de 3 ans sont en danger sans abri. Tous cela dans le même temps et le même espace, la Seine Saint-Denis.
Note (1) :
De manière raisonnable, seule deux conditions autorisaient la démolition d’immeubles dans les premières lettres de mission de l’ANRU :
– une vétusté de l’édifice telle que la rénovation serait trop coûteuse.
– une nécessité d’intérêt général à justifier, par exemple pour améliorer les liaisons urbaines.